dimanche 8 avril 2012

Chauds les Frigos !

Le bâtiment de bureaux et la tour d'angle (octobre 2011)
19 rue des Frigos
Métro : Bibliothèque François-Mitterrand


   Le 7 juillet 1921, en fin d’après-midi, une petite troupe se presse dans le quartier de la gare de marchandises de Paris-Ivry. Le ministre de l’agriculture est là pour inaugurer la dernière réalisation de la Compagnie du Chemin de fer de Paris-Orléans : un immense entrepôt frigorifique. Vingt-six chambres froides destinées à stocker viandes, poissons, légumes, œufs, etc. Des denrées venues par train de toute la France afin de nourrir Paris ou de repartir vers d’autres grandes villes. Les wagons frigorifiques peuvent entrer sur place. C’est une vraie gare alimentaire glacée qui vient de sortir de terre, juste en face des entrepôts de vin de Bercy, de l’autre côté de la Seine. 

Près de la salle des machines, d’où le froid est distribué par de grands tuyaux dans tout l’entrepôt, un buffet a été dressé. C’est l’heure des discours. Une coupe de champagne en main, Charles Vergé, ancien du Conseil d’Etat devenu président de la Compagnie Paris-Orléans, se flatte de la création du "plus grand magasin frigorifique qui existe en France et peut-être en Europe". L’enjeu dépasse son entreprise, explique-t-il : "Nous avons conscience d'avoir rendu à l'agriculture un véritable service en lui permettant de transporter dans d’excellentes conditions des produits qui s'avilissaient ou se perdaient en été. En échange de ce service, que demandons-nous à l'agriculture ? Qu'elle arrive à produire davantage et à ne pas vendre trop cher, qu’elle devienne une industrie."

La construction de cette gare frigorifique a été décidée en 1919, moins d’un an après la fin de la Grande guerre. Dans le cadre du redressement national, le gouvernement veut mettre en place une grande chaîne du froid pour approvisionner le pays grâce au chemin de fer. De vastes bâtiments frigorifiques sont alors bâtis dans plusieurs grandes villes de France. A Paris, la Compagnie Ferroviaire Paris-Orléans crée une filiale particulière, la Compagnie des Transports frigorifiques, pour mener le projet. Afin de mieux rentabiliser l’investissement, une fabrique de glace capable de produire 36 tonnes par jour est ajoutée sur place.



Le bâtiment principal est désormais percé de fenêtres.
Sur la droite, l'ancienne salle des machines et son toit en terrasse. (octobre 2011)
Ces "Frigos" fonctionneront jusqu’à la fin des années 1960. Le transfert du marché des Halles à Rungis entraîne l’arrêt de l'activité en 1971.

Depuis, les lieux ont assez peu changé. Laissés à l'abandon pendant une dizaine d'années, ils ont été investis par des musiciens, sculpteurs, comédiens, photographes, et autres artistes. Béton armé, brique, liège : les murs très épais destinés à conserver le froid permettent de répéter sans troubler les voisins ! Les Bérurier Noir et la Souris Déglinguée y ont enregistré leurs premiers albums. Peu à peu, chaque centimètre carré a été recouvert de peintures et autres tags. 
A partir de 1980, la SNCF a organisé des locations afin d’éviter les squatters et les dégradations. Des travaux ont été menés pour adapter les locaux. Puis, une fois écartée la menace de démolition grâce à la mobilisation des occupants, la Ville de Paris est devenue propriétaire et a conforté les "Frigos" dans leur rôle de ruche artistique, artisanale et festive.

Aujourd’hui, les deux bâtiments formant un angle droit sont toujours là, reliés par la tour qui abritait un grand escalier, un ascenseur et, tout en haut, un château d’eau. Même si les façades initialement aveugles ont été trouées d’une série de fenêtres, on peut encore y deviner les inscriptions "CEGF", "Cie des Entrepôts et Gares Frigorifiques". Les rails qui permettaient aux wagons de pénétrer jusque dans le hall réfrigéré restent bien visibles, de même qu’un des quais de déchargement. 
Le bâtiment principal, qui comptait cinq étages de chambres froides, a été découpé en ateliers. L’autre, qui était réservé aux bureaux, vestiaires, etc., est toujours prolongé par une construction plus basse dans laquelle se trouvait la salle des machines, avec ses deux compresseurs à ammoniaque.

Au grand mécontentement des occupants, une partie de l’ancien terrain des "Frigos" a été vendue pour construire un immeuble de bureaux dans les années 2000. L’ancien entrepôt ne donne plus directement sur la Seine, et son adresse a changé. Fini le 91 quai de la Gare devenu 91, quai Panhard-et-Levassor. Place à la nouvelle "rue des Frigos". Une sorte de consécration pour ce bâtiment singulier, quatre-vingt ans après sa création.

La tour d'angle et son château d'eau (octobre 2011)
Le hall de déchargement des wagons (1921)
Le bâtiment principal dans son état initial,
avec la tour alors surmontée d'un toit conique.  
A l'intérieur des Frigos
(2012, photo sur le site Graine de blé noir)
Pour aller plus loin : 

1 commentaire:

  1. Bonne présentation du passé et du présent du site. Manque peut-être l'évocation de l'ultime bataille que doivent mener certains occupants parmi les plus déterminés pour assurer la venue d'une deuxième génération dans les mêmes conditions financières que celles de la première vague de locataires, celle des "pionniers". De fait, la Ville de Paris, propriétaire, envisage de sévères augmentations de loyers qui auraient pour conséquence l'appauvrissement du nombre de professions présentes en ne laissant à terme en place que les plus aisés. Evolution trop souvent vue ailleurs, à éviter ici, le seul lieu en France qui a permis de "mixer" ensemble 14 professions de tous horizons. JpR

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